BHS 0 - Instincts ludiques

date_range 29 Mai 2020 folder Billet d'humeur sérieuse

Classement des jeux

(Synthèse de l'ouvrage Les Jeux et les hommes, Roger Caillois, 1958)

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Si le jeu forme une institution d’autant plus pure qu’elle n’a de réel que les règles qui la constituent, il n’en va pas de même des comportements qui poussent au jeu, l’excèdent, le bravent ou s’en remettent à lui. Ils forment des traits plus instinctifs, plus profonds chez l'humain, à partir desquels Roger Caillois a développé une étude érudite du comportement social. Sur la base de ces comportements à la fois ludiques (lorsque contraints par des règles) et instinctifs (hors de ces contraintes), l'écrivain dresse un portrait psychologique du genre humain, original et jamais dépassé depuis.

7Roger Caillois distingue quatre catégories qu’il réunit ou oppose deux à deux. Suivant ce principe relationnel, il est possible d'énumérer ces catégories de manière synthétique, selon que le comportement décrit suppose une activité manifeste de la part du joueur et/ou un objectif à atteindre :

COMPORTEMENT

JEUX

ACTIVITÉ

BUT

Agôn

Sports, Stratégie

Actif

Oui

Alea

Loteries, Dés, Cartes

Passif

Oui

Mimicry

Mise en scène, Rôles

Actif

Non

Ilinx

Ivresse, Manèges

Passif

Non

(note : L’anthropologue Marcel Jousse a, le premier (à ma connaissance), affirmé la différence entre imitation, qui relève de la performance (ici de l’Agôn), et mimétisme, qui est instinctif et ne suppose aucune sorte d’application. Cf. Marcel JousseAnthropologie du geste, Paris, Gallimard, 1974, p. 58-59. Au regard de la description qu’en offre Caillois, nous pouvons opposer imitation et mimétisme, en observant que la première suppose un but du jeu (d’être fidèle au modèle) tandis que le second brille par sa gratuité fondamentale, en tant qu’il est "l’acceptation temporaire d’une illusion", et devient ainsi une activité de prédilection chez l’enfant. Cf. JH, p. 61-63.)

8L’Agôn se définit comme l’instinct de compétition, qui vise à affirmer une supériorité de l’individu sur des individus ayant des prétentions semblables. Le recours à la règle est ici naturel et nécessaire, du fait que les situations au départ doivent être parfaitement égales pour que s’affirme d’elle-même la supériorité du vainqueur sur le vaincu.

9Dans l’Alea au contraire, le joueur s’en remet entièrement aux événements qui détermineront sa réussite ou son échec. Il y a toujours un but à atteindre comme dans l’Agôn, mais le joueur laisse les lois du jeu décider de sa réussite ou de son échec. Sa maîtrise du jeu n’est plus en cause.

10La Mimicry est décrite comme la capacité à se projeter dans un simulacre, personnage, univers, situation, dans tous les cas entité fictive, que le joueur incarne ou met en scène dans les limites du jeu. Une des limites qu’impose le jeu étant de ne pas se faire Don Quichotte ou Madame Bovary, et confondre avec sa propre personne le simulacre en question.

11L’Ilinx, pour finir, consiste, d’une façon semblable à l’Alea, à se laisser porter par le jeu, mais jusqu’à en oublier ses propres perceptions. La différence de comportement avec l’Alea tient à ce que le jeu ne se déroule pas ici en vue d’un résultat favorable ou défavorable, mais dans l’immédiateté de l’instant. Des exemples comme l’état d’ivresse, la sensation du manège, les vertiges de la hauteur, n’impliquent ni savoir, ni finalité, mais au contraire une dénégation totale de l’expérience passée et à venir (d’autant que cette dernière pourra s’avérer pénible).

12Ce qu’il y a de remarquable dans cette description du comportement humain – qui, je le rappelle, pousse l’individu au jeu, mais transcende, dans tous les cas, cette activité –, c’est que Roger Caillois l’observe également chez les insectes et les animaux. Ainsi, au comportement de type Agôn il assimile les « joutes » entre bovidés ou entre chevaux, lesquels foncent tête baissée, front à front, en tentant de faire reculer l’autre. Au comportement de type Mimicry il associe la capacité de certains animaux à se confondre avec leur environnement, avec d’autres espèces, ou à intimider une proie ou un prédateur en exhibant certains aspects de leur anatomie. Au comportement de type Ilinx correspond celui d’oiseaux se laissant choir d’un haut vol, d’animaux tournant sur eux-mêmes jusqu’à tituber, ainsi que celui, plus notable et par ailleurs repris dans Cases d’un échiquier, du Goliath regius, qui « s’enivre de sèves pour lui stupéfiantes, se heurte aux arbres et tombe assommé ». Ne reste de singularité pour l’homme que la passivité offerte de l’Alea, qu’il est rare, nous dit Caillois, d’observer chez l’enfant. Deux raisons peuvent expliquer cette particularité : la première est qu’une activité passive, sans incidence manifeste, peut difficilement être observée autrement qu’à travers notre propre expérience ; la seconde, qui préserve la singularité de l'espèce (anthropocentrique), est que l’Alea suppose une capacité de projection, une attente particulière, qui ne s’acquiert chez l’homme qu’à force d’anticipation, de projets avec ou sans lendemain, et dont l’enfant n’a cure en définitive.

 

extrait de

Christophe Bruno« Quelle place pour l’homme sur l’échiquier de Callois ? »Littératures [En ligne], 68 | 2013, mis en ligne le 29/11/2013.

 

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