BHS 5 - Les deux coopérations

date_range 02 Février 2022 folder Travail en cours, Billet d'humeur sérieuse

 

" (...) À mon grand regret, il n'y avait pas autant de jeux coops dans les années 90.
D'après moi, les joueurs ont grandi et jouent maintenant avec leurs enfants
et leur compagne.on. Il a fallu penser à ces joueurs qui ne demandent que de partager
le jeu vidéo, sans compétition pure. Je parle surtout du jeu multi local. (...)" -

Benoit de VideoGameCreation,à propos d'une vidéo YouTube de Doc Géraud

Je fais partie de ces gens qui, lorsqu'ils ne comprennent pas une notion, écrivent un billet dessus.

En ce moment, je bosse sur des jeux dits coopétitifs. C'est-à-dire dans lesquels il est possible de jouer de façon compétitive et/ou coopérative, avec des prises de position variables (Zombibus) ou indéterminées (Dead of Winter) durant la partie. Je recycle de cette façon certaines mécaniques (par exemple, la narration libre et improvisée : Il était une fois, Oui Seigneur des Ténèbres, Greenville 1989 ou Dream On), que la compétition ou la coopération pure ne rendent pas assez attractives à mon goût. Mais surtout des thèmes qui me semblent insuffisamment traités autrement (la cohabitation entre les peuples). C'est passionnant, mais c'est compliqué.

La coopération est une notion, en jeu, qui m'apparaît comme problématique pour deux raisons :

  •  Dans le cas du jeu coopétitif, accorder aux joueurs la liberté de se disputer la victoire ou non, c'est leur laisser la possibilité de déterminer stratégiquement le type de jeu auquel ils veulent jouer. Dans tous les jeux auxquels j'ai pu jouer, la coopération relève d'un choix établi par le jeu, non par les joueurs. Là où une stratégie compétitive peut naître par traitrise ou opportunisme (Zombibus, de Christophe Lauras). Ces jeux sont donc des jeux coopératifs qui glissent, de façon calculée et/ou inopinée, dans la compétition, rarement l'inverse. On peut imaginer un jeu dans lequel, étant donnée la difficulté pour accomplir leurs objectifs individuels, les joueurs s'en remettent à une victoire coopérative. Mais là encore ce choix, stratégique, peut aussi bien être déterminé en amont du jeu lui-même (à noter en ce cas que si un joueur perd, le contrat n'est pas rempli - Tsuro en coopératif).
  • Établir une règle, même coopérative (exemple : vaincre une IA à plusieurs ; déplacer ensemble un pion), c'est permettre à celles et ceux qui l'appliquent de se démarquer entre eux (cf. Agon, BHS 0). Au concepteur d'effacer cette démarcation, au profit d'une coopération pure et parfaite. C'est ainsi que les jeux de rôles proposent aux joueurs d'incarner des personnages aux compétences variées. La conception du jeu force cette disparité, en s'assurant qu'aucun personnage ne puisse venir à bout de toutes les péripéties imaginables. De la diversité des situations découle le plaisir de jeu. Ce qui n'empêchera pas un joueur de devenir leader, si cette faculté devait se démarquer chez lui en cours de partie.

Ces deux problèmes sont deux façons d'aborder la coopération : d'une part, amener un joueur à privilégier une attitude coopérative en cours de partie ; d'autre part, édicter une règle sans inciter à la compétition (qui sera réduite ici à l'alpha play, la faculté de leader mentionnée plus haut).


Une façon d'aborder la coopération consiste à partir du contrat social que présuppose toute activité. Pour jouer, il faut que des individus décident, d'un commun accord, de participer. Cette attitude est coopérative, dans la mesure où chaque participant contribue à l'édification de la partie, à l'ambiance qui y règne, à la probité de chacun vis-à-vis des règles...

La coopération pure existe ailleurs que dans le jeu. La fête, la danse, l'improvisation, suffisent à montrer que des exemples ludiques, à tout le moins divertissants, ne sont pas nécessairement soutenus par des formes de compétition (encore que celles-ci ont existées et continuent d'exister... quid de la poule ?). Dans ces activités, les participants deviennent des partenaires, au même titre que les participants d'un jeu. Complémentarité, soutien, rattrapage, relance, mise au point, ivresse de groupe... on observe, dans ces différentes activités, les mêmes comportements qui font tout le sel de la coopération en jeu.

Il y a peu de temps, je traitais de "con" un client de notre café, éméché, qui employait toutes les ressources à sa disposition pour remporter une partie d'Echecs. Si ces ressources me semblaient extérieures au jeu lui-même (distractions — intentionnelles, de l'aveu du joueur —, flatteries, tour excessivement long, apitoiements surjouées), c'est surtout que la compétition devenait un enjeu trop important, de sorte que je ne prenais plus plaisir à mon activité, et devenais, ce que nous avions à ce moment convenus d'appeler, un mauvais joueur. Malgré des excuses, je n'ai plus revu ce client par la suite.

Toujours selon ma propre expérience, une dose de coopération est toujours nécessaire pour faire, sinon un bon jeu, du moins une partie agréable. Il est difficile d'apprécier un jeu expert entre joueurs n'ayant pas une maîtrise égale ou similaire des règles. Aussi, pour qu'une partie reste agréable, les plus expérimentés guideront systématiquement les novices.

Témoignage toujours, le jeu de rôles, dans ses évolutions les plus récentes, comme les ameritrash (Machina Arcana, Cthulhu Death May Die), tendent à effacer la notion de Maître de Jeu au profit d'une expérience purement coopérative.

Et la mouvance globale n'a pas besoin d'être discutée : elle n'est PAS passagère* (cf. citation supra).


A ce propos, à l'instar d'une majorité d'irrésistibles, j'avoue avoir du mal à prendre plaisir aux jeux de cartes coopératifs (Hanabi, The Mind), mais apprécie (le mot est faible) Les Poilus (Fabien Riffaud et Juan Rodriguez) pour la narration qu'il restitue par ce procédé. Lorsqu'un joueur décide de poser une carte Coup Dur devant lui, en vue de diminuer la perte de moral à la fin de la mission, il ne s'attend pas au poids que cette action, individuelle, fera peser sur le groupe, lors même que tout est écrit sur sa carte et qu'il croit bien agir. Pour cette synchronicité entre mécanique et thème, j'en viens parfois à apprécier nos défaites plus que nos victoires.

En revanche, dans The Mind (Wolfgang Warsch), il m'est très difficile de jouer le jeu. Dans ma tête, je calcule, je compte. Et ce compte devient un décompte pour jouer mes cartes (numérotées, je le rappelle). A ce moment, je secoue la tête, ma respiration adopte un certain rythme. Je me cale, pour ce dernier, sur les mouvements de mes partenaires, tente d'imposer le mien par un regard soutenu. La seule possibilité de déterminer cette stratégie en amont (cf. introduction supra, le premier point), c'est-à-dire hors-jeu, fait que je ne souhaite jamais y jouer. Une fois dans la partie, c'est autre chose, bien entendu.

Dans La Princesse aux Echelles (Christophe Lauras), le joueur à la possibilité de moduler sa voix, en longueur, en intonation et en intensité. La communication y est traitée comme un matériel, là où Hanabi (Antoine Bauza), Kreo (Julien Prothière) et The Crew (Thomas Sing) la restituent à travers le matériel de jeu. Dans ces derniers, je retrouve une frustration similaire à The Mind. Et afin ne pas trop m'étendre sur la question, je résumerai ainsi mon ressenti : la règle "ne pas communiquer" m'est pénible à tenir.

Comme l'a écrit Paul Watzlawick, membre fondateur de l'école de Palo Alto, qui avait pour objet d'étendre les recherches sur la communication à toutes les sciences : "on ne peut pas ne pas communiquer". Jouer une carte ou un jeton suffit donc à communiquer. Mais demander aux joueurs d'évincer toute autre forme de communication, afin de mettre l'accent sur ce médium en particulier, ne me semble pas possible sans un certain roleplay**.


Et pourtant, ils tournent, ces jeux. Leur succès auprès du public (dont certains de nos clients) le démontre ; les louanges que leur ont adressés tous les auteurs cités dans ce billet (moins un) également. Force est de constater que la coopération, chez tous ces joueurs, va au-delà de la communication. Et à cet effet, j'en reviens à la coopération telle que décrite plus haut : veiller à l'ambiance et au respect des règles. Lorsqu'une règle est transgressée, la communication qui en découle a lieu hors-jeu. À aucun moment, le jeu n'est brisé dans ce qui en fait un jeu. La volonté commune de participer à une expérience pensée, voulue et éprouvée l'emporte, à ce moment, sur ce qui semblait une loi.

Mais on peut prendre le problème à l'envers, c'est-à-dire partir du principe que communiquer rend la coopération trop facile pour proposer un vrai challenge : se montrer les cartes, dans un jeu de pli par exemple, détruit toute forme de challenge ; pouvoir déterminer verbalement les actions de chaque joueur implique qu'un seul joueur suffit à accomplir le but du jeu ; c'est aussi pourquoi les jeux de rôles, pour exister, supposent que les joueurs ne s'expriment qu'au travers de leur personnage***. Pourtant, les jeux de Matt Leacock (Pandémie, Le/l' Île/Désert/Ciel Interdit) exigent de partager des informations pour réussir, et Jesse Schell, dans L'Art du Game Design, souligne l'importance des vecteurs de communication dans un jeu coopératif (jeu vidéo, principalement). Là encore, paradoxe.

C'est que le terme coopération, d'après Wikipédia, recouvre en réalité deux choses distinctes :

Le terme coopération désigne :

  • l'action elle-même, censée être conduite dans un esprit d'œuvre commune,
  • ou l'institution chargée de promouvoir cette action.


Dans les jeux qui restreignent la communication (The Mind, Magic Maze, Magic Rabbit, Affinity, Feelinks...), ce sont les actions des joueurs qui sont coopératives, du fait qu'elles participent à l'édification d'une oeuvre commune (que je qualifierai librement de réussite). Tandis que dans les jeux de Matt Leacock ou les ameritrash (Machina Arcana, Gloomheaven, Chtulhu Death May Die...), c'est le jeu qui encourage un comportement coopératif, du fait qu'aucun joueur ne peut, seul, accomplir le but proposé, bien que les règles, techniquement, le permette. Dans ces derniers, le rôle de leader (joueur alpha) peut alors émerger, du fait que l'action des joueurs n'est pas nécessairement coopérative (les joueurs de JdR connaissent moult exemples d'actions contre-coopératives qui ne doivent rien, non plus, à la compétition).

Une expérience de la chaîne Fouloscopie, que je recommande vivement, illustre cette problématique et témoigne de la ligne de démarcation entre un jeu coopératif par institution (où l'on voit émerger des leaders) et un jeu coopératif par action des joueurs (où le lead est impossible).


Ainsi la coopération couvre deux réalités qu'il convient, en tant que concepteur comme en tant que joueur, de distinguer dans un jeu : soit le jeu est coopératif par contrat entre les joueurs (action)² ; soit il l'est par équilibrage des concepteurs (institution). Dans la vidéo citée de Mehdi Moussaïd, l'expérimentateur crée de la coopération, d'abord en éliminant les alpha, puis en interdisant le geste et la parole. Il équilibre son jeu de départ (élimination des alpha), puis instaure un contrat (ne plus parler), afin d'obtenir une coopération pure et parfaite.

La coopération, en jeu, peut glisser librement d'une forme à l'autre : dans un sens, du contrat vers l'équilibrage, en augmentant le challenge (nombre de cartes, de tuiles, de contraintes au départ, d'étapes vers le but...), via des niveaux de difficulté et/ou des scénarii successifs ; dans l'autre, de l'équilibrage vers le contrat, par la mise en place de règles d'immersion et/ou de respect mutuel (ne pas interrompre l'action d'un joueur, ne pas parler si les pions ne sont pas sur le même lieu, équilibrer les tours, s'en tenir au rôle de son personnage, etc.)...

Cette description syntaxique de la coopération en jeu rappelle étrangement celle du couple mécanique/thématique.

Une coopération pure et parfaite, dans laquelle chaque contrat passé entre les joueurs contribue au développement, par l'ajout de difficulté qui, à leur tour, peuvent être surmontée par une action collective, dans un flow idéal et continu, ressemble ainsi au jeu rêvé par certains auteurs, dans lequel la mécanique inspire la thématique et réciproquement, à l'image du deck-building et des ravitaillements à distance dans A few acre of snow et A fairful of stars (Martin Wallace).

Coopérativement,

Kriss


* Mais on peut en discuter, bien sûr.

** C'est-à-dire en adoptant la posture du personnage incarné par le joueur. Dans Les Poilus, chaque joueur choisit un personnage. Les périls de la mission et les témoignages sur la guerre incitent le joueur à jouer en silence, afin de profiter pleinement du cadre, de ne pas casser l'ambiance en sus du contrat établi par les règles.

*** Un jeu de rôles récent (Fiasco) proposait aux joueurs, dans sa première mouture, d'endosser leur propre rôle pour expérimenter les règles. Cette option a été supprimée de sa présente édition.

² Je revois une partie de The Mind où, avant de commencer, les joueurs entrent en contact du bout des doigts dans une posture quasi-méditative (#surlefil).

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