Le Monde du Jeu

J'ai connu les jeux par leur monde. Un monde comme une pièce de monnaie, avec une face de représentation et de féérie, et une face de compétition et de progrès. Un monde où le repli sur soi allait de pair avec une ouverture vers les autres. Un monde où un calcul faisait rire et une blague consternait ; où le commerce devenait poésie et la poésie ouvrait de nouveaux marchés...

C'était il y a plus de vingt ans.

Voilà ce qu'était le monde du jeu à ses débuts : des joueurs de Magic, cotôyant des figurinistes, cotôyant des rôlistes, cotôyant des nerds, des goths, des rappeurs, des punks, cotôyant des animateurs de BAFA, jouant à des jeux d'apéros, à des jeux en famille, en réseau, en bois, à la belotte, au poker, aux Echecs, au Go et tout ça en même temps et, souvent, par les mêmes personnes. On pouvait donner son avis, exister politiquement, avoir des opinions diverses et divergentes, se critiquer, se vanner, et pourtant s'asseoir à une même table, sans remontrance ni dédain.

Il existe désormais autant de marchés que de type de jeux, et autant d'espaces pour s'y adonner. Dans ce monde, il est possible de passer à côté d'une table animée en faisant la gueule, parce que ce n'est pas votre truc. Mais il n'est plus possible de spéculer sur ce que sera tel ou tel jeu, car vous heurteriez la sensibilité de ceux qui l'ont déjà, ou pas, pledgé. Il n'est plus possible d'exister politiquement, car cela ira forcément à l'encontre des positions de quelqu'un.e. Il n'est plus possible d'avoir un avis, car c'est le vôtre.

Ce monde finira par éclater en autant de mondes qu'il y a d'individu. C'est un monde pour chacun. Un monde sans les autres.

Ce n'est plus un monde de jeux. C'est le Monde du Jeu. Notre monde, mais qui se représente lui-même, à l'infini. Un monde qui joue sans nous. Celui des IA fantasmées, des mécaniques sans support, des lois sans hasard, des violences ressenties, des vérités qui gouvernent et des interactions abstraites. Le monde d'un dieu mort, mais qui bouge encore.

Un monde où chacun croît en ses propres convictions et devient son propre avatar.

Un monde qui se joue de nous.

Kriss