BHS 4 - Sur la CLC - Partie 3/3

date_range 01 Mai 2021 folder Billet d'humeur sérieuse

L'interaction

Suite et fin du BHS en trois parties "Sur la CLC (Consommation Ludique Contemporaine)"


En 1993, il y avait un concepteur de jeux nigérian
– Charles Igwe – qui a publié le jeu Qui 
veut être président (...) ; aujourd’hui, il y a 17 concepteurs que je connais,
mais il peut y en avoir plus.

- Kenechukwu Ogbuagu, interview Ludovox

Dans le jeu, il existe un ensemble de déterminations, les règles, qui permet la cohésion des actions entreprises par les joueurs. Pour Bruno Faidutti, cette détermination fait que l'individu peut s'émanciper, le temps d'une partie, du doute dans lequel baignent nos existences (je cite de mémoire un billet de son blog). A l'instar des croyances, qui appliquent au monde un déterminisme fondamental, à l'instar des sociétés, qui attribuent à l'individu un statut déterminé, les règles décrivent les actions possibles et les comportements prohibés dans le contexte d'une partie ; elles attribuent un rôle à chaque participant. Mais la comparaison s'arrête là. Dans le jeu moderne au moins, le joueur est conscient de participer à une fiction, d'être dans une parenthèse.

Pour ce dernier billet, qui concilie autour d'une seule notion les points de vue présentés dans les BHS 2 et 3, j'ai opté pour une recherche sourcée, afin d'obtenir une description de plus en plus étendue de ce qu'est l'interaction dans un jeu. Mon corpus est constitué d'articles et interviews (psycho, socio, anthropologues et acteurs du milieu ludique : animateurs, ludothécaires et créateurs), pris au hasard sur le sujet, ainsi que des échanges de passionnés sur les forums.


Car l'interaction est largement débattue dans le milieu du jeu. Sur le forum de Tric Trac, on peut trouver, au hasard des commentaires, une réflexion enrichissante sur le sujet : réagir à un stimulus, même provoqué par un individu, n'est pas interagir avec lui (exemple d'un flingue pointé sur soi). Pour qu'il y ait interaction, il faut qu'il y ait réciprocité.

Réciprocité se produit lorsque chaque individu agit en fonction des actions de l'autre, sans que l'on puisse déterminer celui ou celle qui a commencé.e (un exemple dans les disputes). Ainsi, dans le choix de personnages à Puerto Rico ou Citadelles, si les joueurs ne se désignent ni ne s'adressent la parole, chacun.e détermine son action en fonction de celles des autres joueur.ses, non seulement passées mais aussi à venir. Il y a co-dépendance de chaque action au sein du groupe. Ce que certains commentateurs du forum considèrent comme de l'interaction.

Cette réflexion, qui n'est rien d'autre que la définition stricte de l'interaction (cf. définition du CNRtL), bat en brèche un préjugé tenace dans le milieu du jeu, que l'interaction (dite "directe") est provoquée lorsque les règles permettent d'agir sur le jeu de l'adversaire (exemple : BANG ! ou les jeux d'affrontement en général). Obliger un joueur à effectuer une action, lui faire perdre des éléments en jeu (PV, monnaie ou autre) ou entraver sa progression, n'est pas interagir avec lui. C'est agir sur lui (sur son jeu, en l'occurence). Le choisir comme victime, parce qu'il a plus de points, parce qu'il possède une carte de valeur, n'implique pas une action réciproque de sa part.

Un exemple similaire : prendre une carte au hasard dans la main d'un adversaire. Dans cette situation, les rôles des deux participants sont bien définis (joueur actif, adversaire). L'action, qui oblige l'adversaire à tendre son jeu face cachée, ne présente pas, en l'état, d'interaction. L'interaction se produit lorsque, ce faisant, cet adversaire tente (ou pas) d'influencer le joueur actif en rangeant ces cartes dans un certain ordre, en masquant certaines cartes ou en surélevant les autres, en faisant des suggestions pleines d'ironie et de sarcasmes... A ce moment, il y a bien réciprocité : l'action d'un joueur devient co-dépendante de celle.s de l'autre et réciproquement, dans la mesure ou l'interaction réussit. Comme dans le choix de personnage à Citadelles et Puerto Rico, on retrouve, dans l'action de chaque participant, de l'anticipation et de la rétrospection (connaître les cartes en main, les cartes jouées ou la stratégie de l'adversaire).

Du fait qu'ils imposent de surveiller constamment la stratégie et l'avancée de l'adversaire, les jeux qui agissent sur le jeu adverse sont, par essence, des jeux interactifs. Mais sur ce point, ils ne le sont pas d'avantage que les jeux "à l'allemande" (eurogames). Comme le postule l'étude scientifique de l'interaction (cf. infra), les jeux sont interactifs du fait que chaque participant endosse un rôle à l'intérieur d'un contexte précis. Si stigmatiser l'adversaire comme tel renforce, par le fait, ce sentiment d'interaction, l'interaction n'en est pas pour autant d'avantage présente...

...Je ne sais pas si je suis clair.


L'étude de l'interaction humaine est l'objet d'une discipline universitaire, la psychosociologie, anciennement "psychologie des foules". Pour ses fondateurs, Gabriel Tarde et Gustave Lebon, le groupe modifie le comportement de l'individu, et réciproquement. C'est cette influence qu'ils nomment interaction : l'action de l'individu sur le groupe est codépendante de l'action du groupe sur l'individu. Dans la première moitié du 20e siècle, Gordon W. Allport ajoute à ce postulat l'idée qu'un contexte est nécessaire pour que s'établisse la codépendance.

Le contexte est nécessaire pour que se développe de nouveaux comportements, qui de facto finissent par appartenir au contexte, et ainsi de suite. Pour Allport, l'existence d'un contexte fait que l'action d'un individu devient interactive. Dans une autre vie, j'ai tenté de montrer le rôle du contexte dans la formation ou la disparition de phonèmes dans l'histoire des langues*.

(A noter que la psychosociologie, loin d'avoir fournit des analyses in situ des phénomènes de foules, s'est au départ focalisée sur ses aspects négatifs, et a contribué à faire des rassemblements d'individus un sujet d'angoisses chroniques chez nos contemporains. A l'inverse, son versant expérimental à permis de démontrer, toujours à ses débuts (expérience Binet et Henry, 1894), que les décisions et solutions de groupe étaient plus performantes et moins assujetties à la suggestion que les décisions individuelles.)

Pour Allport, le phénomène de facilitation sociale serait dû à deux facteurs :

      • la vue des mouvements d’autrui accroitrait nos mouvements (composante cognitive)
      • il y aurait l’activation d’un phénomène de rivalité et de compétition en situation de co-action (composante motivationnelle)

Cours d'Hélène Romano, UPMC Sorbonne

La composante cognitive, voir faire permet de faire, a depuis Allport été reprise par plusieurs auteurs (que je ne nommerai pas, par pudeur) sous le nom de mimétisme social. Roger Caillois, en 1958, considérait comme l'un des quatre comportements ludiques fondamentaux l'activité mimétique. Il nomme cette dernière mimicry (le masque).

Dans cette même description, il nomme agôn (la compétition) toute entreprise dans laquelle les participants tentent de se démarquer entre eux. Que l'on retrouve ici dans le second point de facilitation sociale, la composante motivationnelle.

Il est déjà remarquable que la description du comportement de l'individu en société par les psychosociologues coïncide aussi bien avec la description que Caillois donnait de l'Homo Ludens. La thèse, d'une identité entre le ludique et le social, avait été formulée entre temps par Johan Huizinga, dans son ouvrage éponyme.

Pour peaufiner la description, les autres comportements ludiques, l'ilinx (le vertige) et l'alea (le hasard), sont décrits par Roger Caillois comme codépendants des deux autres :

- Là où s'observe une activité de type mimicry, et dans la mesure où cette dernière est encadrée par des règles (exemple : la fête, une soirée costumée), s'observe également une activité de type ilinx (exemple : la fête foraine, le bar). Ce que l'une ne porte pas, l'autre la porte. De telle sorte que là où l'ilinx est d'avantage présent (dans un manège à sensation), la mimicry diminue ; et là où la mimicry est d'avantage présente (dans une scène d'amour entre personnages-joueurs), l'ilinx diminue.

- Là où s'observe une activité de type agôn, et dans la mesure où cette dernière est encadrée par des règles (exemple : la course), s'observe également une activité de type alea (exemple : la deuxième scène du film Rasta Rocket). Ce que l'un ne porte pas, l'autre la porte, de telle sorte que là où l'alea semble total (dans une loterie), l'agôn disparaît, et là où l'agôn semble total (dans une partie d'Echecs), l'alea disparaît.

Le jeu fournit ainsi un contexte idéal à la psychologie sociale, lui permettant de mener ses observations au sein d'une structure idéalement réduite à son objet. Mais cela n'est vrai qu'à condition que le jeu soit lui-même une activité sociale, au sens de la psychosociologie. C'est-à-dire dans laquelle un individu se trouve immergé au sein d'un groupe d'individus. Or la plupart des jeux se jouent à deux joueurs, sans parler des jeux solos (mais parlons-en justement...).


D'après Jean-Emmanuel Barbier, professeur de socio-anthropologie, dans un article publié par l'Association des ludothèques et de la promotion culturelle des sciences et techniques du jeu (http://ludobel.be/2014/11/30/le-jeu-un-espace-social/), la première interaction que le jeu propose, c'est celle avec le.s créateur.rice.s du jeu.

C'est aborder là le sujet le plus brûlant de l'actualité ludique : le statut d'auteur. Hors de question d'en débattre ici, tant le sujet est complexe (et grande est ma solitude). Mais du point de vue de l'interaction, ici restreinte à un ensemble de règles, proposé à des individus libres de les adopter, la question est pertinente. Y a-t-il ou pas réciprocité lorsqu'un individu choisit librement d'adopter une posture suggérée par un autre individu, le concepteur ?

Répondre à cette question, c'est déterminer un contexte (cf. supra) dans lequel le comportement de l'individu est motivé par celui du.de.s créateur.rice.s et réciproquement. Or un tel contexte ne peut, dans tous les cas, pas être le jeu lui-même : étant donné que l'auteur.e n'est plus présent.e au moment de l'activité, il ne peut y avoir réciprocité.

(Note : il peut toujours y avoir les retours critiques, mais ceux-ci venant après édition du jeu, ce n'est dans le contexte du jeu lui-même qu'il y aura interaction).

Je reprends ici cette affirmation de l'auteur de L'art du Game Design, cité dans le premier billet : "les jeux sont des structures de jugement". La compétence du joueur est évaluée (compétition), sa bienveillance et son leadership également (coopération), son implication dans la partie comme dans le groupe (ambiance)... Le plaisir ludique repose aussi sur le jugement, favorable, qu'apporte notre implication dans le jeu.

Comme la citation qui précède est tirée d'un livre sur la conception des jeux, il devient naturel d'attribuer ce jugement à l'auteur du jeu (pour peu qu'il ait lu le livre ou qu'il s'en rende compte dès à présent... tadam !).

Dans un tel contexte, des joueurs aguerris pourront relever des défis que le jeu n'avait pas suggéré au départ (speedrun, zéro perte, temps limité, etc.), ou encore casser le jeu, en trouvant des stratégies dominantes, détruisant une bonne partie de ce qui en faisait un jeu dans le même temps.

Dans les deux cas, le contexte devient suffisamment large pour envisager une interaction joueur-créateur : la structure de jugement mise en place par les concepteurs du jeu a été modifiée par l'action du joueur, elle-même déterminée par cette structure.

Mais cette structure de jugement n'est pas la première interaction, ni le contexte le plus fondamental, qu'un jeu propose. Comme le montre l'exemple qui suit.


Un article sur l'inclusion, dans les jeux sportifs, des élèves en situation de handicap montrent que, même bienveillants au départ, les élèves ont tendance à ignorer ceux qui sont en situation de handicap lors des jeux sportifs. Le comportement exclusif, ainsi qu'ils le nomment, serait dû en partie à la logique interne de ces jeux.

    • (...) la participation des joueurs dépend du contexte du jeu (logique interne) et de la réinterprétation faite par les joueurs selon le type d’interactions motrices en présence.

      • - "Interactions et mise en jeu corporelle à l’école. Le cas d’élèves en difficulté d’adaptation motrice",
        Marc LegrandÉric DugasMartial MezianiLuc Collard,
        Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale 2017/2-3, p.157

Suivant le principe que le jeu est une structure de jugement, il est possible de montrer (et l'article le suggère prudemment vers la fin) que les jeux en général poussent à un comportement exclusif. Un joueur, s'il veut être jugé pour sa compétence et favorablement, ne peut avoir dans son équipe, comme en face, un joueur handicapé (sous-entendu dans le jeu). Le jugement serait biaisé du fait même que les chances au départ sont inégales. Pour rappel, l'écriture d'une règle repose sur ce principe (Agon) : créer une égalité afin que les participants puissent se démarquer. En dehors de quoi, l'élitisme de certains joueurs ("mon enfant a 8 ans et joue à TF"), le cercle privé, dans lequel le jeu se pratique couramment, la forme sous laquelle il est consommé (univers geek, littératures spécialisées, thèmes historiques), témoignent encore de ce comportement exclusif, quel que soit le point de vue d'où on l'observe.

A part, sans doute, du point de vue de la conception, où la volonté de créer des jeux universels continue de s'observer, aussi bien d'un point de vue ludique que commercial (cf. BHS 3 et BHS 2). La sélection des participants continue néanmoins (la catégorie "Expert", récemment apparue chez Iello), aussi bien par goût, chez les joueurs aguerris, que du fait d'un marché qui tend à s'étouffer (je ne compte plus le nombre de jeux pose d'ouvrier +/- deck/board-building sortis cette année).

Exclure suppose de choisir les participants, et se place donc très en amont dans la longue liste des interactions qu'un jeu propose. Dans la citation qui précède, le choix de participer s'effectue d'après la structure que forme le jeu (logique interne + participants potentiels). Et réciproquement, cette structure dépend de la participation de chacun (réinterprétation + choix). Il y a donc bien une interaction, du fait qu'il y a co-dépendance entre le jeu et les participants potentiels.

La cruauté de ces choix ne diminue pas la réalité d'une interaction première, de laquelle ils découlent.

Dans ce contexte, le choix des participants, on retrouve le concepteur du jeu, l'illustrateur, le maquettiste, le chef de projet, bref, tous ceux qui ont permis au jeu d'exister, non seulement en tant que participants potentiels de leur jeu, mais aussi, et surtout, dans le rôle de sélectionneurs de ces participants potentiels (cible, marché, etc.).

Car une fois les participants à leur table (ou ailleurs), la structure participative originellement mise en place se modifie, faisant évoluer, sinon le jeu lui-même, du moins la manière d'y jouer. Ce qui inclut de nouveau la sélection des participants potentiels. Mais c'est aussi ainsi que de nombreux jeux (Uno, Monopoly, Grand Dalmuti), notamment les plus célèbres, voient leurs règles évoluer au gré des régions et des générations.


Si l'on accepte cette idée, aussi évidente à énoncer qu'elle est difficile à concevoir, qu'un jeu propose une interaction dès l'instant où il est placé entre des participants potentiels, alors il n'y a plus à réfléchir ou à continuer de vaines recherches sur le pourquoi du comment il existe, sous une forme commerciale, aujourd'hui (cf. titre des trois billets).

Le jeu continue de former une élite particulière, à travers une structure de jugement qui nous rend apte à reconnaître cette élite** et à nous reconnaître (ou pas) en elle. Mais la commercialisation de jeux modernes implique que leur pratique s'effectue au sein de populations de plus en plus variées (sexe, âge, profession, ethnie, etc.), et dans des situations, elles aussi, plus variées (escape room, croisière, cafés, bars, bancs de collèges, bibliothèque, festivals, GN, murder et j'en passe). Par le truchement de la consommation, des rencontres se forment, et la structure de jugement, à laquelle nous a habitués le jeu, se voit forcée d'inclure de nouvelles données. Ainsi, nous acceptons des débutants à nos tables, à cette seule fin de leur faire découvrir un jeu, comme des joueurs expérimentés, à des jeux auxquels ils n'ont pas l'habitude de jouer, et cela sans pour autant nuire au plaisir de jeu.

Dans un contexte par nature élitiste, car motivé par le jugement, un mouvement d'universalisation est apparu. Le terme mouvement, développé dans le premier billet de ce tryptique (cf. BHS 2), s'applique ici de façon idoine. Car c'est en s'opposant, bon gré malgré, à l'état donné d'une pratique, toujours observable car inscrit en elle (cf. BHS 3), que cette universalisation se crée.

Le jeu moderne est une révolution***.

 

A vous, ludiquement,


Kriss

 


* Par exemple les formes vocatives (Ô rage, ô désespoir), désuètes en français contemporain, apparaissent dans des contextes où le contact physique n'est pas ou peu employé pour s'adresser à quelqu'un. De telles formes existent en Irlande ou en Bulgarie, où il n'est pas d'usage de se saluer par une bise ou une poignée de main (une bourrade, tout au plus, et uniquement entre proches). On en trouve également dans les invocations liturgiques, telles que Wa Allah ou Oh my God, à défaut de contact physique avec la divinité. En France, où le contact physique entre individus s'est largement développé au cours de l'histoire, les formes vocatives ont disparue. Quant à savoir qui de la poule...

** Ce qui est toujours le cas des jeux sportifs, de stratégie, télévisés..., même si chaque fois d'une façon différente.

*** "Évolution des opinions, des courants de pensée, des sciences; découvertes, inventions entraînant un bouleversement, une transformation profonde de l'ordre social, moral, économique, dans un temps relativement court" (source : CNRTL)

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