BHS 6 - Rhétorique procédurale/processuelle

date_range 15 Février 2022 folder Travail en cours, Avertissement, Billet d'humeur sérieuse edit Uniquement visible par vous

Vers une rhétorique des jeux

 

En ce qui me concerne, ce n'est pas parce que le film
est porteur d'un message qu'il est meilleur.

- Monstres de film #30 "Jurassic World" (32m10s)

 

Dans la foulée du billet précédent sur la coopération, et suite aux derniers billets écrits par un auteur (le) dont l'engagement et l'expérience ne sont plus à démontrer, je m'intéresse à la rhétorique procédurale/processuelle.

L'emploi du mot rhétorique, comme substantif, dans un domaine où j'espérais ne jamais l'y croiser, me touche au premier plan : ex-enseignant, à l'universite de Toulon-La Garde (à l'époque), de linguistique textuelle et d'argumentation dans le discours, aussi appelée "nouvelle rhétorique", je tiens un autre blog qui applique cet enseignement, et chance et loisir m'ont été données de mener mon propre parcours, dont les échos dans la recherche scientifique et la littérature spécialisée m'ont conforté il y a peu dans cette démarche que je continue d'adopter.

Voilà pour mon CV de rhétoricien (à ne pas confondre avec rhéteur — qui pratique la rhétorique).


En tant qu'auteur maintenant, je stagne sur une position "d'arrière-garde", à laquelle je me suis toujours tenu bon gré mal gré : je crée des jeux pour le plaisir qu'ils (m')apportent ; si ce plaisir n'est pas partagé par tous les participant.e.s potentiel.le.s, à qui je souhaite que le jeu parvienne, alors je considère ce jeu comme inabouti, le pense pour 98,76% des jeux sur le marché (environ), et laisse à des auteurs "d'avant-garde" la liberté et le soin de piocher, reprendre, développer, remanier, plagier s'il le faut, les quelques bonnes idées qui surnagent au milieu des expériences proposées.

A cela, une raison (que je trouve) simple : le jeu est pour moi un moyen d'expression, qui a remplacé il y a longtemps l'écriture narrative et lyrique, et il y a peu le conte*. Que cette expression sorte de mon atelier m'importe autant que d'être reconnu pour mon travail. L'important est que cette expression soit juste, ainsi qu'il m'a été enseigné. Et à cette fin, je ne peux guère envisager mieux que de la voir (re)travaillée par des gens compétents, d'un caractère moins péremptoire et plus soutenu que le mien.

Si l'expression, à ce moment, n'est plus mienne, elle n'est pas pour autant invalide en sa qualité d'expression (à la différence de ce que les psychomécaniciens nomment l'expressivité, caractères propres à celui qui s'exprime). Le jeu est précisément, chez moi, ce sésame de la création : une expression détachée de son auteur, que chacun s'approprie à sa guise.

Face à un marché de l'édition envahissant et contraint à une production constante (pour rattraper les "fours" des premières sorties, il paraît), il m'est plus important de partager mon travail et mes réflexions, que de faire circuler des ouvrages inachevés. Du moins sur un tel marché, et je n'en connais pas d'autre.


Ces deux expériences, l'universitaire et la ludique, m'ont amené à considérer la popularité, mais surtout la pérennité d'une oeuvre, comme témoins de la portée du message qui s'y trouve. Une pensée dérangeante, puisqu'elle range le Monopoly au côté des grands jeux (cf. BHS 2) et James Bond aux côtés des grandes fictions. Pour les amateurs de jeux vidéos, je découvre en ce moment (pendant que j'écris oui) cette vidéo de Doc Geraud, qui rappelle que le succès d'un jeu n'implique pas sa pérennité. Pour les autres, lisez James Bond.

On pourrait de cette façon aborder les Echecs et le Go. Mais autant s'épargner une tâche déjà menée à termes des centaines de fois. Vaine ou pas, je n'irai pas plus loin.

Mais dans l'univers de plus en plus étendu du jeu moderne, et plus encore dans celui du jeu vidéo, il n'est pas rare de déceler des messages, plus ou moins apparents, qui vont contribuer au plaisir des joueur.se.s. Qu'il s'agisse d'une vision de l'auteur.e ou de l'illustrateur.rice, d'un easter egg des éditeurs, d'un positionnement vis-à-vis d'un sujet qui touche à l'actualité, etc., il s'en trouve, en fait, légion.

L'ultime objectif (#100) qu'assigne Jesse Schell au game designer, dans son livre déjà trop cité sur ce blog, ne dit pas autre chose.


Pour certains chercheurs, une approche analytique/descriptive de ces messages est justifiée au regard de ce qu'ils nomment la ludification. Soit le fait de transformer une activité ou un espace en jeu :

La vie entière, les interactions entre individus... tout est construit à partir des principes tirés à la gamification. Pourquoi a-t-on ajouté des points aux permis de conduire ? Pour aiguiller les comportements ! C'est de la gamification ! Pourquoi donne-t-on des notes à l'école ? C'est de la gamification ! Le Game Design est présent dans tous les métiers, même dans le domaine du digital.

Pépite ludique, le blog de Yannick Robert, "Faut-il créer des jeux ?"

Il s'illustre également dans les entreprises, qui font de plus en plus appel à des game designer pour rendre leurs surfaces de vente plus attractives ou organiser des formations pour le personnel. Les objectifs sous-tendus ici par le jeu ne sont pas ceux recherchés par les joueurs (compétition, enquête, puzzles...), mais par les personnes qui en ont commandé la conception. Le jeu devient un outil rhétorique, destiné, non pas à persuader un auditoire (rhétorique traditionnelle), mais à lui faire adopter certains comportements à certaines fins (être prudent, amener le client à rester plus longtemps dans le magasin, renforcer la coopération en équipe).

Si ces cas illustrent la réalité d'une rhétorique procédurale à l'oeuvre par le jeu, ils diffèrent de ceux envisagés plus haut sur au moins un point : l'objectif se situe en dehors du champ d'action du joueur, qui ne peut au mieux qu'en soupçonner l'existence, tel le complotiste moyen. Par conséquent, il ne peut y avoir de message, ni visible ni caché, ni même une philosophie à l'oeuvre, au contraire de l'exemple suivant, cité dans le même article :

La plateforme [https://ecochallenge.org/] propose de créer ou de rejoindre un événement existant dont l’objectif est, durant une période donnée (minimum quinze jours), de se fixer des « challenges » journaliers visant à réduire sa consommation d’eau, ses émissions de CO2, sa production de déchets, etc., de manière collaborative (en équipes). Telle une compétition sportive, les équipes participantes remportent des points et montent dans des classements, tout en contribuant à une mesure d’impact collective.

- Ibid. §30

Afin de distinguer l'objectif visé et le message/les valeurs dans le(s)quel(les) le joueur sera "immergé", les auteurs emploient le terme processuel en lieu et place de procédural : tandis que le dernier désigne les procédés, par lesquels un jeu rempli un objectif qui n'est pas celui des joueurs (leur faire adopter certains comportements), le second rempli un objectif (leur faire adopter certaines valeurs) qui coïncide avec leur identité virtuelle via les comportements qu'elle implique.

Dans le dernier exemple, les joueurs adoptent des mesures écologiques de façon procédurale — par le système BLAP (Badges, Levels/leaderboards, Achievement, Points). Mais le message, qui consiste à affirmer la possibilité d'un mode de vie écologique sans nuire au bonheur individuel et collectif, est portée par une rhétorique processuelle — ici insuffisante, au dire des auteurs :

Il ne s’agit plus de « jouer le jeu », mais, par persuasion, d’adhérer à un discours sous-jacent.

- Ibid. §33

Deux rhétoriques, donc, pour ceux qui aime les distinctions, qu'il serait difficile, pour ne pas impossible, de définir succinctement, et pour cause...


Un exemple de rhétorique processuelle efficace, pour moi, est portée par le jeu Cthulhu Death May Die, d'Eric Lang. Dans ce jeu, les joueurs incarnent des investigateurs du célèbre mythe, déjà atteints de folie clinique. Là où le fantastique traite la folie comme un sujet d'angoisse, pouvant pousser à la monstruosité (Dr. Jekyll, Dorian Gray, Dracula, Dr. frankenstein), les personnages qu'incarnent les joueurs assument parfaitement cette dernière. Quand on doit choisir entre 1 point de Santé Mentale et la fin du monde, il ne devrait pas y avoir de choix. Et précisément, c'est ce que le jeu nous amène à penser. En outre, le déclenchement d'une crise de folie, possiblement dommageable pour le groupe, accompagne le gain d'un niveau de compétence. Là encore, le joueur assume très bien. Le level design est travaillé comme l'action d'un film, afin que le joueur se retrouve en fin de partie, ses amis morts, la map saturée de monstres et de flammes, à devoir sacrifier le dernier point de santé mentale qu'il lui reste (qui est un palier, comme le précédent) pour détruire le Grand Ancien et sauver le monde.

Si le discours sous-jacent consiste à affirmer que sauver le monde vaut bien de mettre en jeu sa santé mentale, autant dire que le jeu prêche à ses adeptes.

Un exemple procédural maintenant, Magic Maze. Dans ce jeu, les joueurs doivent synchroniser leurs actions, sans communiquer, afin de déplacer quatre pions jusqu'à des cases prédéterminées. Le plateau se construit au fur et à mesure de la partie, de sorte qu'ils ne peuvent déterminées de stratégie en amont. Un twist particulièrement stressant (en plus du sablier) : un joueur peut se saisir du bout de bois rouge au centre, et le poser devant le partenaire qu'il espère voir agir. Le problème et qu'il focalise alors le joueur sur ce que lui-même a vu, se focalise lui-même sur l'inaction de ce dernier, et perturbe sa concentration plus qu'il ne la réoriente efficacement. Si le twist est indispensable pour assurer la venue de nouveaux joueurs aux côtés de plus expérimentés, il arrive que certains toquent à la table, avec ce bâton rouge (désolé...), et adoptent ainsi un comportement qui, par surplus de tension et d'anxiété, va nuire à la réussite de la partie.

Ce twist de Magic Maze, le même que de nombreux jeux coopératifs, discrimine les comportements autoritaires par l'échec, sans que le joueur en ait nécessairement conscience.


Dans ces deux exemples, la rhétorique consiste à faire adopter un comportement en jeu (sacrifier la santé mentale de son avatar/laisser à ses partenaires leur temps d'action) ; dans les deux, elle est déterminée par l'échec/la réussite (l'ambiance, le cas échéant). Il s'agit toujours, pour le jeu, de récompenser un comportement et de réprimer un comportement antagoniste. Or, toute rhétorique mise de côté, c'est bien là une des premières interactions qu'un jeu propose, la structure de jugement (cf. BHS 4, troisième section).

Que les comportements observés soient transposables du jeu à notre quotidien, c'est chose acquise pour 99% des jeux ce me semble, qui proposent de calculer, coopérer, planifier, délibérer, déduire, observer, instaurer une ambiance, préserver un climat, se donner à fond, se laisser porter... Qu'un jeu le pose comme discours, comme pour les jeux ZAD, ANtiFA, Klimato, voire dans un univers, comme Dune, Root, Vermines 2047, ne garantit pas une processualité suffisante, si la procéduralité n'est pas au rendez-vous (le jeu en aura sans doute plus de mérite). Et dans ce dernier cas, ce n'est pas la procéduralité qui assurera l'efficacité de l'objectif visé par le jeu, mais les qualités du jeu lui-même (modélisation, pertinence du jugement, flow, originalité, narration, richesse, plaisir des sens, des meilleures et j'en passe).

Le département de biochimie faisait face à un « casse-tête » médical vis-à-vis d’une protéine jouant un rôle important dans la reproduction du VIH. Les chercheurs avaient besoin de pouvoir littéralement « déplier » cette protéine afin de trouver un traitement adéquat pour lutter contre son action. Pour résoudre ce problème, ils ont décidé, avec l’aide du Center for Game Science du département d’informatique, de transformer leur outil de visualisation 3D en un « puzzle compétitif » accessible en ligne. La version bêta du jeu fût lancée en mai 2008 et, quelques semaines plus tard, l’enzyme a été complètement mise à plat par les équipes de joueurs qui s’étaient inscrits sur la plateforme.

Maude Bonenfant et Thibault Philippette« Rhétorique de l’engagement ludique dans des dispositifsde ludification »Sciences du jeu [En ligne], 10 | 2018, consulté le 16 février 2022

Dans cet exemple souvent cité, l'objectif n'est pas visé par le jeu, mais par les clients. Le jeu est un casse-tête, qu'eux-mêmes ne parvenait pas à résoudre. Sa modélisation, comme elle se pratique mentalement dans la résolution de nombreux casse-tête, en a probablement été un aussi. Quant à sa réussite, c'est évident. Il faut compter au moins trois jeux, dans cet exemple, pour parler de rhétorique procédurale : l'objectif, le modèle et le jeu lui-même.

Effectuer une rhétorique consisterait alors, en partant du jeu lui-même, à en trouver le modèle, et finalement à déterminer l'objectif visé par ce modèle.

https://www.youtube.com/watch?v=nF0yD6TJR_s

Kriss


* Je ne sais plus quel auteur m'a dit un jour que les créateurs de jeux étaient des écrivains ratés... Promis je ne l'invente pas !

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