BHS 6 – Les oubliées du jeu

date_range 23 Février 2024 folder Billet d'humeur sérieuse edit Uniquement visible par vous

(...) je trouve la forme d'un livre de Jeu de Rôle parfois aussi importante que le contenu.

- Guillaume hatt, critique de Speedrun RPG , le GROG (février 2024)

 

Allez, je profite que c'est Cannes, le FIJ, la fête, la foire aux nouveautés, et que le livre Speedrun RPG vient de sortir en France, pour aborder un sujet qui me fâche depuis trop longtemps : le statut des joueurses dans les jeux.

Il y a quelques heures j'apprends, sans aucune surprise, que le jeu Trio a été nommé "jeu de l'année". Un bon jeu, rapide, agréable, que tout le monde peut apprendre et avec lequel toute la famille s'amuse sans qu'aucune soit dévalorisée (à part, peut-être, au niveau de la mémoire... mais comme tout le monde est devenu branque de ce côté-là, ça a plutôt tendance à faire rire).

Trio est le jeu qui a sauvé notre commerce d'un échec prévisible à force de dire "Non, on n'a pas Skyjo ! C'est nul et c'est moche". Maintenant on dit : "Non, mais on a Trio, c'est plus joli et c'est mieux". Le tapis de carte cachée n'est plus devant le joueur, mais au centre de la table. Tout le monde y révèle des cartes, parfois les remporte. L'interaction renaît, joie.

Pourtant, malgré ses qualités, Trio possède selon moi un défaut que possède également Skyjo, ainsi que la grande majorité des jeux de ces vingt dernières années : le joueur, la joueuse, n'existe plus. Il se résume ici à une main de cartes tendues, forcée de dévoiler sa plus petite ou sa plus grande carte quand on lui fait la demande...

Cette idée, maladroitement exprimée, je pense, lorsqu'il est question de "manque d'interaction" dans un jeu, m'est apparue en découvrant la couverture d'un petit supplément universel pour jeux de rôles... Faisant, à son auteur, la commande de tout ce que ce dernier a produit en la matière, je concluais mon mail sur le mot d'amour pur et partiellement désintéressé qui suit :

Cela fait longtemps que je cherchais à exprimer le malaise que je ressentais vis-à-vis des jeux contemporains, et du jeu de société en particulier (le jdr, qui encourage l'originalité à tout prix et donc la production indépendante, est partiellement épargné...).
SpeedRun RPG, peut-être sans totalement échapper à la critique qui suit, m'a fourni la clé.
Je ne l'ai pas lu. Mais la simple existence de ce délire ludique m'a permis de comprendre ce qui clochait dans la professionnalisation du jeu. C'est plutôt simple à dire : le joueur, la joueuse, n'existe plus (sinon en tant qu'acheteur.setesteur.se, pratiquant.e ludopathe, etc.).
Le FUN et l'originalité des jeux parus dans les années 80-90 s'éclipse devant les standards actuels. Les jeux redeviennent de pures abstractions comme les Echecs ou les Petits Chevaux. La participation d'une personne, vivante, sociale, avec ses fantasmes et ses états d'âmes, etc., est sentie comme déplacée, voire agressive (le mot est souvent employé) : elle empêche l'autre de se concentrer ; elle nuit à la fluidité de la partie ; elle crée de l'alea et sabote la planification, et j'en passe... Les règles doivent parer à toute éventualité.
Résultat : il n'est plus possible de casser la bulle dans laquelle chacun.e s'enferme petit à petit, sur son plateau personnel ou sa fiche de perso.
Dune, Rencontres Cosmiques, Junta, Diplomacy... Fini. Les JdR effacent de plus en plus les motivations personnelles des joueur.se.s, et leur rapport à ces dernières, au profit de celles de leur avatar... Même Carcassonne permettait d'ouvrir une cité adverse jusqu'à la rendre injouable. Aucun jeu de tuiles ne permettrait ça aujourd'hui.

Bien sûr, il y a du positif à cela, comme au fait de déprimer hors d'Argyropée ou d'avoir les yeux teintés par le meurtre. Le négatif est qu'il n'y a PLUS QUE cela.

SPEEDRUN RPG : l'idée de pouvoir jouer son perso EN TANT QUE JOUEUR.SE, d'accepter l'irréalité des mécaniques et de l'univers, de JOUER AVEC, littéralement, c'est une vraie révolution dans ce milieu. J'ai hâte de voir cette initiative faire des petits, et je m'y attellerai une fois ma lecture terminée.
 

Il y a le jeu, son but, ses règles, son gameplay émergent, ses finesses de design (le trio de 7 qui donne automatiquement la victoire), sa charte graphique, la sobriété de son matériel, et tant d'autres choses qui, dans le jeu, ne renvoient qu'à elles-mêmes (autotéliques... ça se la pète, mais c'est mieux dit). Rien, ou si peu, qui exploite ce matériel si particulier qui sont les personnes assises autour. Pourtant, elles aussi sont responsables de l'ambiance, au moins autant que la charte graphique. Elles aussi sont capables de trouver de nouvelles stratégies, et s'y engagent très souvent*. Sans même parler de l'appropriation du matériel et des règles. De plus en plus, les jeux se contentent de nous faire suivre un programme tracé d'avance, sans autre perspective...

Cette observation, un peu floue, à son pendant : des jeux d'ambiance comme Feelings/Feelinks, Affinity, Questions de merde, qui supposent une subjectivité propre à chaque participante, ne marchent pas fort. Dans notre café au moins, ils prennent la poussière... Alors que tout le monde les trouve bons, c'est insensé ! Même Longueur d'ondes de Wolfgang Warsh, un modèle de bonne soirée, n'est joué qu'une fois puis oublié en dépit de son succès. Nous avons dû vendre Feelinks Révélation. Son acheteuse est revenue nous voir, pour nous dire qu'elle avait passé un moment inoubliable en famille, à se découvrir les uns les autres... J'en ai eu chaud aux yeux.

Des jeux comme Taggle ou Complètez les phrases à trous bandes de teubés (nnc), avec un choix plus restreint et une subjectivité réduite à sa portion congrue (le dernier supprime carrément le médium de la voix), sont, de fait, plus souvent plébiscités (alors que nous n'avons pas le dernier).

C'est une tendance, ressentie, que j'ai encore du mal à percevoir. Après une longue réflexion sur l'interaction dans le jeu moderne, et sa conclusion ultra-positive, force m'est venue d'apercevoir un côté obscur, forgé dans l'ombre... Les joueurses sont devenues des acheteurses, des testeurses, des influenceurses, plus rarement des animaterices (si l'inclusif vous saoûle, dites-le...), et n'ont plus de place dans le jeu lui-même.

[musique dramatique]


Cela n'a pas toujours été le cas.

D'une part, la possibilité de participer à des tournois, à des manifestations, de devenir championne ou représentante d'un jeu, dans le monde, dans sa région ou dans un cercle privé, donnait aux joueuses un statut dans le jeu et par le jeu (cf. la structure de jugement, dans le billet précédent).

Mais surtout, la plupart des jeux d'auteurs incorporaient la dimension interpersonnelle. Tandis que cela est aujourd'hui perçu comme un défaut. Mais éliminer un joueur, par délit de sale gueule, à Loups-Garous, s'allier avec telle ou telle joueuse, à Rencontres Cosmiques, par affinité élective, ou même choisir de jouer barde-halfelin à Donjons & Dragons, tout cela incorporait, bon gré mal gré, une dimension sociale, aujourd'hui absente de la production.

Dans Tsuro (encore lui), vous, joueuse, pouvez décider d'éliminer le dragon d'un adversaire situé à une tuile de vous... ou pas ! Et cela a du sens. Car comme je l'écrivais dans un autre billet, jouer coopératif est une possibilité que le jeu n'a pas besoin de spécifier, laissant ce choix stratégique à la volonté de celles et ceux qui l'ont. Or, en dépit d'un trophée FLIP "Réflexion" pour sa réédition française en 2023, le jeu n'a, semble-t-il, pas rencontré de larges audiences...

Thomas Provoost, ancien cofondateur de Repos Prod et nouvellement chez Playpunk, a dit et fait avouer à Polgara que Cthulhu Death May Die était sans aucun doute le meilleur jeu au monde... OUI ! Putain, oui ! Avec Pax Pamir de Cole Wehrle et son king's making, et plus devant encore Pandemic Legacy (re-Rob Daviau) et Twilight Imperium (FFG), il prouve que les goûts n'ont pas complètement changés, et que les jeux les plus plébiscités, outre-atlantique notamment, contiennent encore une dimension interpersonnelle forte. Dimension qui est au passage, à mon sens, le seul intérêt des Colons de Catane.

Pourtant, de ce côté-ci de l'océan, les discours sur l'alpha play et le manque de contrôle sur la partie vont bon train. Et le FIJ, malheureusement pour moi, encourage fortement cette objectification du jeu, la suppression de toute dimension interpersonnelle.

Il y a de bonnes raisons à cela. À commencer par l'assurance du bon déroulement de la partie. En réduisant la dimension interpersonnelle, le jeu évite tout comportement propre à cette dernière, de la stigmatisation au bouc émissaire en passant par le rage quit, les règlements de compte ou l'odieuse séduction par plateau de jeu interposé.

Mais l'enfer est pavé de bonnes intentions, et les bonnes raisons ont aussi leurs mauvaises raisons...


Pourquoi c'est MAL

...


Les Toits de Paris

Hegemony

Perfect words : Monsieur Dé "flirter avec la règle" — "On ne doit pas parler, mais tout le monde le fait, et c'est ça qui amène l'ambiance"


Conclusion ou "Pourquoi Speedrun RPG est-il une révolution ?"

...

 


* C'est ce point qui fait que je n'apprécie pas les jeux à communication restreinte (Hanabi, The Mind, Yokaï). Bien que reposant — intégralement cette fois — sur la dimension interpersonnelle, ils ne peuvent être appréciés si les joueurses déterminent des stratégies en amont. Mais alors... Dois-je comprendre l'utilisation faite du matériel (orienter les cartes dans une direction, jouer lentement ou rapidement, arranger sa main en marquant un écart entre les couleurs, etc.), faire comme si cela n'était pas un indice, reprocher au joueur son comportement ? Je ne sais pas.

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